VUES DE L’INTÉRIEUR
06/06/2003
Pourquoi nos maisons ne ressemblent-elles pas à celles des magazines ? La question a été posée à Guillaume de Laubier, l’un des plus grands photographes d’intérieur.
Sur le papier glacé des revues de décoration, tout n’est que luxe, calme et volupté. Le lecteur plonge avec délices dans l’intimité si bien ordonnée de ces intérieurs exceptionnels. De telles maisons ont bien une vie comme la sienne. Et pourtant, lorsqu’il se penche sur ses albums de famille, rien de comparable entre les clichés de sa table en fête ou de son salon fleuri et les sublimes photographies des magazines. Le décor est figé, l’image plate, la lumière baigne dans un excès de jaune ou de bleu. Sans parler de l’enchevêtrement des prises électriques qu’on ne voulait pas spécialement montrer et qui, là, saute littéralement aux yeux ! Il faut s’incliner. La photo de décoration est un art. Une alchimie entre le style d’une maison et le talent d’un photographe professionnel.
Guillaume de Laubier est de ceux-là. Rien ne prédestinait cet ingénieur agronome à publier des reportages dansElle décorationen France,House&Gardenaux États-Unis, ouMezzanineen Russie. Si ce n’est, peut-être, la nostalgie de la maison de vacances au décor fané de son adolescence en Normandie et son penchant pour la contradiction :« J’ai aimé chasser jusqu’au jour où j’ai obtenu mon permis, à l’âge de 18 ans. Je me suis alors tourné vers une autre forme de chasse : la photographie d’oiseaux. »Ses études, pourtant brillantes, l’ennuient. Guillaume de Laubier se consacre plus volontiers à la sculpture, à la peinture et à la photographie. Le déclic se produit lorsque Ralph Gibson, l’un des maîtres de la photo conceptuelle américaine, remarque son travail au cours d’un stage qu’il animait à Arles. L’amateur traverse des années difficiles puis travaille à perfectionner sa technique auprès de Daniel Hamot, un professionnel des natures mortes. ÀElle,qui lui commande des reportages d’art de vivre, Guillaume de Laubier rencontre Françoise Labro et la suit dans l’aventure d’Elle décoration.Sa voie est tracée, son objectif se précise :« Ne pas trahir un lieu, simplement le traduire. »Un concept simple a priori dont l’exécution requiert néanmoins beaucoup de subtilité.
Dans un reportage de décoration, il y a d’abord la matière, c’est-à-dire le style de la maison. Les magazines veulent faire rêver leurs lecteurs. Et recherchent, de préférence, des lieux qui racontent une histoire authentique, celle d’un choix de vie. La hantise du chasseur d’images, c’est l’atmosphère empruntée, dénuée de sincérité et d’homogénéité et qui ne dégage aucune émotion.« La décoration ne souffre pas l’hypocrisie »,prévient Guillaume de Laubier qui loue tour à tour le parti pris des Rotschild adeptes du capiton XIXe, ou celui de Benoît Bartherotte, une figure de la presqu’île du Cap-Ferret dont la cabane en pin marie joyeusement les meubles de famille, les bois flottés et les toiles de matelas défraîchies par les embruns.
Mais même s’il a de l’esprit, l’intérieur d’une maison reste un sujet inerte. Comment, alors, les professionnels insufflent-ils de la vie dans leurs photos ? Tout d’abord en adoptant un matériel léger qui se prête davantage aux clichés instantanés, façon carnet de croquis. L’enchaînement crée ainsi le rythme de l’image. Marie-Paule Pelée, de la revueDécoration internationale,fut la première à imposer aux photographes de travailler au 24×36 et non plus avec une chambre, cet appareil lourd et contraignant qui accouche de photographies particulièrement léchées.« Le 24×36, beaucoup plus maniable, donne un grain subtil qui crée le mystère et apporte de la douceur »,ajoute Guillaume de Laubier, partisan de ce style français, beaucoup plus spontané, du reportage de décoration. Ce n’est que lorsque le lieu manque d’âme qu’il s’autorise un appareil sur pied, plus imposant. Son travail est alors plus réfléchi.« Comme un architecte, le photographe sculpte l’espace et lui donne du relief en scénarisant la lumière. »
à la place du chat
La magie d’un cliché tient en effet à l’éclairage.« La lumière du jour est au photographe ce que le fond de sauce est au cuisinier. Il suffit de la pousser un peu pour l’embellir .»Encore faut-il maîtriser les outils et ne pas être avare de matériel. Les films, par exemple. Guillaume de Laubier ignore au juste combien de pellicules il consomme par reportage.« Je les amasse dans un sac et j’évalue au poids si je détiens ou non l’histoire ! »Le photographe compose sa lumière en jouant avec toute sa palette d’instruments. La pellicule « artificielle », par exemple, transforme le reflet jaune de l’ampoule en couleur blanche. Utilisée à la lumière du jour, elle donnera une image bleutée. Un objectif réglé en vitesse lente laisse pénétrer la lumière du jour. Un flash relié à l’appareil par un cordon permet d’orienter son faisceau dans différents angles ou vers le plafond. Mais la lumière exige surtout de la patience. Guillaume de Laubier ne peut s’empêcher d’évoquer « l’instant décisif » cher à Cartier-Bresson.« J’aime transposer dans une photo cette idée d’un sujet apparemment figé en suggérant que tout d’un coup, il y a eu un instant magique dans la lumière. »
La photographie est, par nature, réductrice : elle transpose en deux dimensions un univers qui en compte trois. Pour créer l’illusion de la profondeur, l’artiste construit la perspective. Notre expert livre l’une de ses recettes favorites : si un chat habite la maison, observez les recoins où se niche l’animal et prenez sa place ! La méthode suppose pas mal de contorsions. Mais elle est, paraît-il, infaillible pour choisir le fameux « bord-cadre » qui va redécouper l’espace : un coin de table, un fauteuil ou encore les lames d’un parquet.« Le sol est rempli d’histoires inattendues »,promet-il.
L’art du compromis
Et pour travailler son cadrage, Guillaume de Laubier préfère manier un objectif à focale fixe plutôt qu’un zoom.« Chaque objectif a sa personnalité : il enferme ou il ouvre plus ou moins. »
Le reportage de décoration ne se limite pas à la maîtrise de la technique. En coulisses, le virtuose de l’image doit aussi être fin psychologue pour composer avec son entourage. À commencer par les propriétaires du lieu.« Lorsqu’il prêtent leur décor à l’objectif, ils ont la sensation de se dévoiler bien davantage que s’ils se faisaient tirer le portrait. »L’intrus doit faire preuve de tact.« Jusqu’où peut-on bousculer l’intimité d’un espace ? »,s’interroge Guillaume de Laubier, qui se souvient avoir été mis à la porte de l’appartement d’un décorateur pour avoir osé déplacer une chaise ! Et pourtant, certains intérieurs, choisis pour leur belle proportion, sont parfois totalement relookés.
Le photographe ne décide pas seul de cette métamorphose. Il travaille en équipe avec le styliste du journal, qui imprime sa vision personnelle du lieu en l’agrémentant d’objets glanés dans son « shopping ». Le binôme est à double tranchant : il peut stimuler ou au contraire frustrer la créativité du photographe.« Il faut accepter certains compromis,admet Guillaume de Laubier.Et surtout ne pas chercher à gommer toutes les imperfections d’un lieu. »Comme il maîtrise les règles de l’art, qui proscrivent par exemple de montrer un téléviseur ou des branchements électriques, notre photographe s’amuse parfois à les transgresser. Il s’accordera une part de désinvolture en pointant délibérément un tableau de travers, un lit défait, ou le salpêtre d’un mur…« On peut même revendiquer la faute de goût qui témoigne d’une hésitation,s’amuse-t-il.Trop de perfection tue la vie et donc la chair du sujet. »La maison « idéale » ne serait donc pas forcément celle qui accroche l’oeil du photographe. Maigre consolation pour le lecteur de magazines de décoration.
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